Sommaire
Réflexions sur son temps, philosophiques et théologiques
Dans les réflexions sur son temps intitulées « 20 ans plus tard », Bonhoeffer essaie de s’expliquer la situation absurde de l’Allemagne des années 40.
Sans citer de noms, il fait des allusions assez claires pour être compris. On les retrouve parfois mot pour mot dans son Ethique.
Les valeurs sont bouleversées. Le plus fort – le parti nazi au pouvoir – dicte sa loi et l’homme discipliné – l’Allemand connu pour son sens de la discipline – est prêt à obéir au diable en personne, c’est à dire Hitler et ses comparses (1).
Celui qui résiste est prêt à sacrifier toutes ses valeurs au nom d’un appel de Dieu seul à une action obéissante et responsable(2), même si cette obéissance s’oppose à l’ordre imposé et doit trouver l’équilibre entre absence de scrupule et scrupulite ou excès de scrupule paralysant(3).
Dieu demande une action responsable dans le libre risque de la foi et il accorde son pardon à celui qui devient pécheur par cette même action (4)
Le groupe de conjurés, certains aux plus hauts postes de l’Etat, avec plusieurs des membres de la famille de Bonhoeffer et des amis(5) préparèrent contre Hitler les attentats, qui tous malheureusement échouèrent. Au-delà des hommes, le Seigneur dirige l’histoire, crée le bien à partir du mal (6). Mais que faire quand le mal l’emporte ?
Dangers de la sottise et du conformisme
Bonhoeffer souligne ensuite les dangers de la sottise, une forme spéciale des circonstances historiques sur l’homme. Cette sottise l’entraîne par conformisme à n’importe quelle mauvaise action: le vote populaire qui a entraîné la prise de pouvoir du parti nazi, l’antisémitisme par imitation ou lâcheté.
La puissance des uns a besoin de la sottise des autres…Mais des hommes pourront être abîmés pour toujours (7). Un acte extérieur de libération s’impose et pour cela, pas besoin de l’avis des autres. La question ne se pose pas pour l’homme responsable.
Selon la justice immanente, le mal très rapidement s’avère stupide et inefficace (8)…Le respect des lois qui dirigent la vie humaine est incontournable, sauf nécessité absolue (9).
Peut-être est-ce une allusion aux lois sur l’euthanasie ou la stérilisation des handicapés promulguée par le régime nazi (10).
Pour lui, prière et action ensemble permettent de voir accéder aux responsabilités de l’Etat les hommes indispensables dans les situations difficiles.
Garder des distances
Pour éviter une anarchie des valeurs, Bonhoeffer demande aux chrétiens de garder des distances en un temps où des représentants de toutes les classes sociales deviennent plébéiens (vulgaires) et où une noblesse formée d’hommes de toute la société (11) subsiste par le courage, le respect de soi et des autres, des humbles et des grands (12), par la recherche de la qualité, antidote au nivellement.
Le chrétien, un instrument entre les mains du Seigneur de l’histoire
Devant la souffrance, une attitude passive n’est pas chrétienne, même si on n’est pas responsable de toute la misère du monde. Nous sommes des instruments dans les mains du Seigneur de l’histoire (13).
Depuis la guerre, l’idée de la mort nous est familière, notre vie est brisée et pourtant la mort ne peut plus nous surprendre.
Aujourd’hui, pour beaucoup, l’impossibilité de faire un plan pour leur vie aboutit à une déchéance irresponsable ou à l’échappatoire de la rêverie.
Penser et agir pour la nouvelle génération, … voilà l’attitude… à conserver (14), avec l’optimisme, une force de l’espoir pour ne pas abandonner l’avenir à l’adversaire mais le revendiquer pour soi (15)
Appel à la maturité
Bonhoeffer va développer cette perspective dans deux lettres de 1944 où il demande pour la nouvelle génération la maturité qui consiste à avoir son centre de gravité là où on se trouve et de ne pas faire des désirs inexaucés des obstacles pour soi-même et les autres. Il peut y avoir une vie accomplie malgré beaucoup de désirs inexaucés.
Le monde entre les mains de Dieu
Même si la guerre, qui détruit la nuit, au sens propre et figuré, ce qui a été construit le jour, rend la vie informe et fragmentaire, même si on ne peut plus construire son avenir sur les certitudes du passé, en vue d’un but (17), même si on n’est plus assuré d’avance, du résultat de n’importe quelle action, cette génération-là devra découvrir à travers privations, douleurs, et mise à l’épreuve de la patience (18), que le monde est entre les mains de Dieu et qu’il lui faut se contenter de garder son âme vivante — de la sauver du chaos comme d’une maison en feu – au milieu de l’effondrement des biens de la vie (19) .
Ces paroles prophétiques ont été réalisées par l’invasion des troupes alliées, et l’effondrement du régime hitlérien qui a entraîné dans une apocalypse volontaire la terrible destruction des centres vitaux du pays et la mort d’une grande partie de ses habitants.
Sens des responsabilités et engagement
Mais elles ont été réalisées aussi avec les générations suivantes dont certaines élites ont sans doute découvert la nouvelle relation demandée entre sens de la responsabilité et engagement (20).
Par la reconnaissance de leur responsabilité ou de leur lâcheté collectives ainsi que celle de la culpabilité de leurs dirigeants de la période nazie (21), elles ont pu reconstruire sur des bases saines ce qui semblait perdu dans une décadence irrémédiable.
Jusqu’à aujourd’hui, l’Allemagne s’est bien reconstruite, économiquement et socialement, peut-être encore mieux que les autres.
Mais aussi comportements infantiles et égocentriques
Bonhoeffer remarque aussi dans son entourage, des gens qui se cramponnent à leurs désirs … sont fermés à l’amour du prochain (22) et ont des comportements tout à fait infantiles et égocentriques :
J’observe ici, toujours à nouveau, qu’il y a peu d’hommes capables d’héberger en eux simultanément beaucoup de sentiments quand les avions approchent, ils ne sont que peur ; quand ils ont quelque chose de bon à manger, leur avidité triomphe; lorsqu’un désir reste inassouvi, ils ne sont que désespérés et lorsque quelque chose réussit, ils ne voient plus rien d’autre. Ils passent à côté de la plénitude de la vie (23).
Qu’en est-il de ces gens – et il faut penser ici à l’ensemble du monde occidental – qui règlent toute leur existence au niveau de leurs désirs et qui sont passés, sans réflexion de la misère au matérialisme des années 60 ?
Quelle annonce de la Parole ?
Comment annoncer la Parole dans un monde – ici l’Allemagne – où beaucoup n’ont plus vu Dieu mais une religion officielle complice d’une idéologie destructrice aux mains d’un pouvoir oppresseur ?
La religion s’était discréditée en Allemagne, et, dans la Résistance, Bonhoeffer avait aussi rencontré des gens engagés dans une cause juste, sans être chrétiens.
Le christianisme et le Christ aujourd’hui
Il pose donc la question de savoir ce qu’est le christianisme, et qui est le Christ, pour nous aujourd’hui (24)…. Il distingue le Christ et la religion.
Υ a-t-il des chrétiens sans religion? Qu’est-ce qu’un christianisme irréligieux? Comment former une ecclesia (Eglise), sans nous considérer comme des appelés, des privilégiés sur le plan spirituel, mais bien plutôt comme appartenant pleinement au monde? (25)
Il répond qu’alors, le Christ ne sera plus l’objet de la religion, mais réellement le Seigneur du monde (26)
Il reste profondément attaché au Christ, sa foi est christologique :
Tout découle des mots « en lui ». Tout ce que nous sommes en droit d’attendre de Dieu et de demander dans nos prières se trouve en Jésus-Christ. Le Dieu de Jésus Christ n’a rien à faire avec …un dieu tel que nous l’imaginons (27).
Rejet du dieu bouche-trou et de la religion magique
Ce Dieu imaginaire, c’est celui de la connaissance encore imparfaite, du désir non comblé des hommes, un dieu bouche-trou repoussé aux limites des connaissances humaines.
Nous avons à trouver Dieu dans ce que nous connaissons et non pas dans ce que nous ignorons (28).
Dieu veut être reconnu non dans nos frustrations, nos échecs et nos péchés, mais quand tout va bien pour nous et que nous n’avons même pas l’idée de nous confier en lui, parce que nous pensons nous suffire à nous-mêmes.
Nous n’avons pas le droit de le rejeter à la limite de nos questions irrésolues. Dieu ne se laisse pas mettre en une équation que l’on pourrait faire disparaître en la résolvant, comme des problèmes humains résolus par le progrès. Il restera toujours au moins une inconnue.
C’est ce que Bonhoeffer explique par son refus qu’on introduise Dieu en fraude et sa demande qu’on reconnaisse le caractère adulte du monde (29). Il refuse une religion magique, qu’on ne propose qu’aux moments de crise, pour résoudre des problèmes.
Le chrétien, entre les mains de Dieu
Il demande au chrétien, non d’être un homo religiosus (homme religieux) mais un homme, comme Jésus l’était…
conscient de la présence de la mort et de la résurrection.., qui a renoncé complètement à devenir quelqu’un pour vivre dans la multiplicité des tâches … et des perplexités du monde. Alors on se met pleinement entre les mains de Dieu, on prend au sérieux non ses propres souffrances mais celles de Dieu dans le monde… C’est ainsi qu’on devient un homme, un chrétien (30).
Notes
1. Résistance et Soumission, p. 2 ; Ethique, p. 45.
2. Résistance et Soumission, p. 4
3. Résistance et Soumission, p. 4
4. Résistance et Soumission, p. 4
5. L’amiral Canaris, le général Von Hase, son frère Klaus et ses deux beaux-frères
6. Résistance et Soumission, p. 6
7. Résistance et Soumission, p. 7
8. Résistance et Soumission, p. 8
9. Résistance et Soumission, p. 9
10. Ethique, p. 128,130
11. Résistance et Soumission, p. 11
12. Résistance et Soumission, p. 12
13. Résistance et Soumission, p. 14
14. Résistance et Soumission, p. 16
15. Résistance et Soumission, p. 15
16. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 109
17. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 135
18. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 136
19. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 135
20. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 136
21. En particulier l’extermination des Juifs
22. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 109
23. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 140
24. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 119
25. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 120,121
26. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 121
27. Résistance et Soumission, 21 août 1944, p. 183
28. Résistance et Soumission, 25 mai 1944, p. 141
29. Résistance et Soumission, 8 juillet 1944, p. 158
30. Résistance et Soumission, 21 juillet 1944, p. 168,169
C. Streng