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Dietrich Bonhoeffer : réflexions sur son temps

Réflexions sur son temps, philosophiques et théologiques

Dans les réflexions sur son temps intitulées « 20 ans plus tard », Bonhoeffer essaie de s’expliquer la situation absurde de l’Allemagne des années 40.

Sans citer de noms, il fait des allusions assez claires pour être compris. On les retrouve parfois mot pour mot dans son Ethique.

Les valeurs sont bouleversées. Le plus fort – le parti nazi au pouvoir – dicte sa loi et l’homme discipliné – l’Allemand connu pour son sens de la discipline – est prêt à obéir au diable en personne, c’est à dire Hitler et ses comparses (1).

Celui qui résiste est prêt à sacrifier toutes ses valeurs au nom d’un appel de Dieu seul à une action obéissante et responsable(2), même si cette obéissance s’oppose à l’ordre imposé et doit trouver l’équilibre entre absence de scrupule et scrupulite ou excès de scrupule paralysant(3).

Dieu demande une action responsable dans le libre risque de la foi et il accorde son pardon à celui qui devient pécheur par cette même action (4)

Le groupe de conjurés, certains aux plus hauts postes de l’Etat, avec plusieurs des membres de la famille de Bonhoeffer et des amis(5) préparèrent contre Hitler les attentats, qui tous malheureusement échouèrent. Au-delà des hommes, le Seigneur dirige l’histoire, crée le bien à partir du mal (6). Mais que faire quand le mal l’emporte ?

Dangers de la sottise et du conformisme

Bonhoeffer souligne ensuite les dangers de la sottise, une forme spéciale des circonstances historiques sur l’homme. Cette sottise l’entraîne par conformisme à n’importe quelle mauvaise action: le vote populaire qui a entraîné la prise de pouvoir du parti nazi, l’antisémitisme par imitation ou lâcheté.

La puissance des uns a besoin de la sottise des autres…Mais des hommes pourront être abîmés pour toujours (7). Un acte extérieur de libération s’impose et pour cela, pas besoin de l’avis des autres. La question ne se pose pas pour l’homme responsable.

Selon la justice immanente, le mal très rapidement s’avère stupide et inefficace (8)…Le respect des lois qui dirigent la vie humaine est incontournable, sauf nécessité absolue (9).

Peut-être est-ce une allusion aux lois sur l’euthanasie ou la stérilisation des handicapés promulguée par le régime nazi (10).

Pour lui, prière et action ensemble permettent de voir accéder aux responsabilités de l’Etat les hommes indispensables dans les situations difficiles.

Garder des distances

Pour éviter une anarchie des valeurs, Bonhoeffer demande aux chrétiens de garder des distances en un temps où des représentants de toutes les classes sociales deviennent plébéiens (vulgaires) et où une noblesse formée d’hommes de toute la société (11) subsiste par le courage, le respect de soi et des autres, des humbles et des grands (12), par la recherche de la qualité, antidote au nivellement.

Le chrétien, un instrument entre les mains du Seigneur de l’histoire

Devant la souffrance, une attitude passive n’est pas chrétienne, même si on n’est pas responsable de toute la misère du monde. Nous sommes des instruments dans les mains du Seigneur de l’histoire (13).

Depuis la guerre, l’idée de la mort nous est familière, notre vie est brisée et pourtant la mort ne peut plus nous surprendre.

Aujourd’hui, pour beaucoup, l’impossibilité de faire un plan pour leur vie aboutit à une déchéance irresponsable ou à l’échappatoire de la rêverie.

Penser et agir pour la nouvelle génération, … voilà l’attitude… à conserver (14), avec l’optimisme, une force de l’espoir pour ne pas abandonner l’avenir à l’adversaire mais le revendiquer pour soi (15)

Appel à la maturité

Bonhoeffer va développer cette perspective dans deux lettres de 1944 où il demande pour la nouvelle génération la maturité qui consiste à avoir son centre de gravité là où on se trouve et de ne pas faire des désirs inexaucés des obstacles pour soi-même et les autres. Il peut y avoir une vie accomplie malgré beaucoup de désirs inexaucés.

Le monde entre les mains de Dieu

Même si la guerre, qui détruit la nuit, au sens propre et figuré, ce qui a été construit le jour, rend la vie informe et fragmentaire, même si on ne peut plus construire son avenir sur les certitudes du passé, en vue d’un but (17), même si on n’est plus assuré d’avance, du résultat de n’importe quelle action, cette génération-là devra découvrir à travers privations, douleurs, et mise à l’épreuve de la patience (18), que le monde est entre les mains de Dieu et qu’il lui faut se contenter de garder son âme vivantede la sauver du chaos comme d’une maison en feu – au milieu de l’effondrement des biens de la vie (19) .

Ces paroles prophétiques ont été réalisées par l’invasion des troupes alliées, et l’effondrement du régime hitlérien qui a entraîné dans une apocalypse volontaire la terrible destruction des centres vitaux du pays  et la mort d’une grande partie de ses habitants.

Sens des responsabilités et engagement

Mais elles ont été réalisées aussi avec les générations suivantes dont certaines élites ont sans doute découvert la nouvelle relation demandée entre sens de la responsabilité et engagement (20).

Par la reconnaissance de leur responsabilité ou de leur lâcheté collectives ainsi que celle de la culpabilité de leurs dirigeants de la période nazie (21), elles ont pu reconstruire sur des bases saines ce qui semblait perdu dans une décadence irrémédiable.

Jusqu’à aujourd’hui, l’Allemagne s’est bien reconstruite, économiquement et socialement, peut-être encore mieux que les autres.

Mais aussi comportements infantiles et égocentriques

Bonhoeffer remarque aussi dans son entourage, des gens qui se cramponnent à leurs désirs … sont fermés à l’amour du prochain (22) et ont des comportements tout à fait infantiles et égocentriques :

J’observe ici, toujours à nouveau, qu’il y a peu d’hommes capables d’héberger en eux simultanément beaucoup de sentiments quand les avions approchent, ils ne sont que peur ; quand ils ont quelque chose de bon à manger, leur avidité triomphe; lorsqu’un désir reste inassouvi, ils ne sont que désespérés et lorsque quelque chose réussit, ils ne voient plus rien d’autre. Ils passent à côté de la plénitude de la vie (23).

Qu’en est-il de ces gens – et il faut penser ici à l’ensemble du monde occidental – qui règlent toute leur existence au niveau de leurs désirs et qui sont passés, sans réflexion de la misère au matérialisme des années 60 ?

Quelle annonce de la Parole ?

Comment annoncer la Parole dans un monde – ici l’Allemagne – où beaucoup  n’ont plus vu Dieu mais une religion officielle complice d’une idéologie destructrice aux mains d’un pouvoir oppresseur ?

La religion s’était discréditée en Allemagne, et, dans la Résistance, Bonhoeffer avait aussi rencontré des gens engagés dans une cause juste, sans être chrétiens.

Le christianisme et le Christ aujourd’hui

Il pose donc la question de savoir ce qu’est le christianisme, et qui est le Christ, pour nous aujourd’hui (24)…. Il distingue le Christ et la religion.

Υ a-t-il des chrétiens sans religion? Qu’est-ce qu’un christianisme irréligieux? Comment former une ecclesia (Eglise), sans nous considérer comme des appelés, des privilégiés sur le plan spirituel, mais bien plutôt comme appartenant pleinement au monde? (25)

Il répond qu’alors, le Christ ne sera plus l’objet de la religion, mais réellement le Seigneur du monde (26)

Il reste profondément attaché au Christ, sa foi est christologique :

Tout découle des mots « en lui ». Tout ce que nous sommes en droit d’attendre de Dieu et de demander dans nos prières se trouve en Jésus-Christ. Le Dieu de Jésus Christ n’a rien à faire avec …un dieu tel que nous l’imaginons (27).

Rejet du dieu bouche-trou et de la religion magique

Ce Dieu imaginaire, c’est celui de la connaissance encore imparfaite, du désir non comblé des hommes, un dieu bouche-trou repoussé aux limites des connaissances humaines.

Nous avons à trouver Dieu dans ce que nous connaissons et non pas dans ce que nous ignorons (28).

Dieu veut être reconnu non dans nos frustrations, nos échecs et nos péchés, mais quand tout va bien pour nous et que nous n’avons même pas l’idée de nous confier en lui, parce que nous pensons nous suffire à nous-mêmes.

Nous n’avons pas le droit de le rejeter à la limite de nos questions irrésolues. Dieu ne se laisse pas mettre en une équation que l’on pourrait faire disparaître en la résolvant, comme des problèmes humains résolus par le progrès. Il restera toujours au moins une inconnue.

C’est ce que Bonhoeffer explique par son refus qu’on introduise Dieu en fraude et sa demande qu’on reconnaisse le caractère adulte du monde (29). Il refuse une religion magique, qu’on ne propose qu’aux moments de crise, pour résoudre des problèmes.

Le chrétien, entre les mains de Dieu

Il demande au chrétien, non d’être un homo religiosus (homme religieux) mais un homme, comme Jésus l’était…

conscient de la présence de la mort et de la résurrection.., qui a renoncé complètement à devenir quelqu’un pour vivre dans la multiplicité des tâches … et des perplexités du monde. Alors on se met pleinement entre les mains de Dieu, on prend au sérieux non ses propres souffrances mais celles de Dieu dans le monde… C’est ainsi qu’on devient un homme, un chrétien (30).

Notes
1. Résistance et Soumission, p. 2 ; Ethique, p. 45.
2. Résistance et Soumission, p. 4
3. Résistance et Soumission, p. 4
4. Résistance et Soumission, p. 4
5. L’amiral Canaris, le général Von Hase, son frère Klaus et ses deux beaux-frères
6. Résistance et Soumission, p. 6
7. Résistance et Soumission, p. 7
8. Résistance et Soumission, p. 8
9. Résistance et Soumission, p. 9
10. Ethique, p. 128,130

11. Résistance et Soumission, p. 11
12. Résistance et Soumission, p. 12
13. Résistance et Soumission, p. 14
14. Résistance et Soumission, p. 16
15. Résistance et Soumission, p. 15
16. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 109
17. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 135
18. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 136
19. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 135
20. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 136

21. En particulier l’extermination des Juifs
22. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 109
23. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 140
24. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 119
25. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 120,121
26. Résistance et Soumission, 19 mars 1944, p. 121
27. Résistance et Soumission, 21 août 1944, p. 183
28. Résistance et Soumission, 25 mai 1944, p. 141
29. Résistance et Soumission, 8 juillet 1944, p. 158
30. Résistance et Soumission, 21 juillet 1944, p. 168,169

C. Streng

Bonhoeffer en prison à Tegel – entre résistance et soumission

Bonhoeffer en prison à Tegel

Vie en commun limitée mais efficace

Quelques privilèges mais peu d’illusions

Quand on se rendit compte, après quelques jours, des relations de famille de Bonhoeffer, sa situation en prison à Tegel s’améliora : une cellule plus spacieuse, des rations plus abondantes qu’il refuse par solidarité avec les autres détenus, une promenade quotidienne avec le capitaine de la prison.
Il fait remarquer l’obséquiosité de ceux qui l’insultaient peu avant : Je n’en fus pas moins honteux pour les autres, ce fut pénible (p. 56).
Avec un certain humour d’ailleurs, il évoque la visite de son oncle Paul (1).

Il peut recevoir des visites, des colis, des livres, écrire du courrier, parfois non censuré (4e dimanche de l’Avent, p. 85). Il passe du temps à l’infirmerie non seulement pour des soins qu’on lui accorde (le 31 octobre 1943, p. 46 et le 20 novembre 1943, p. 68). Mais, après le bombardement de la fin novembre 1943 sur Borsig le 27 novembre 1943, (p. 71), il y apporte son aide.

Situation désastreuse des prisonniers

Il est autorisé à faire un rapport sur la situation désastreuse où ont été laissés les prisonniers:

Une fusée a éclaté à vingt-cinq mètres d’ici; les vitres ont sauté ; l’infirmerie a été privée de lumière; à part nous, qui y étions, personne ne s’occupait des détenus qui appelaient au secours ; mais nous étions peu efficaces dans l’obscurité.
Dans ce récit, je montre la nécessité de prendre des mesures sanitaires lors des alertes. J’espère obtenir quelque chose, car je serais heureux d’être utile d’une manière quelconque en m’adressant au service compétent( Résistance et Soumission, 28 novembre 1943 p. 73).

Discussions sympathiques

Il est amené à avoir des entretiens, des discussions sympathiques (Résistance et Soumission, 28 novembre 1943, p. 72 et 73)

Les détenus qui travaillent à la cuisine ou dehors l’après-midi se transmettent la nouvelle que je suis à l’infirmerie et ils cherchent alors quelque prétexte pour monter, parce qu’ils trouvent agréable de s’entretenir avec moi. Cela n’est naturellement pas autorisé, mais j’ai eu du plaisir à l’apprendre

Il est même traité parfois avec considération :
Le sous-officier, qui m’a ramené dans ma cellule; m’a dit en me faisant ses adieux, avec un sourire gêné…: Priez donc, monsieur le pasteur, pour que nous n’ayons pas d’alerte aujourd’hui(Résistance et Soumission, 2° dimanche de l’Avent, p. 75).

Et il sait se faire respecter, même par ceux qui n’en auraient pas eu envie(Résistance et Soumission 22 novembre 1943, p. 70).

Bonheur d’une conversation avec son ami et futur biographe Eberhardt Bethge

Quelques moments forts – un entretien seul à seul avec Eberhardt Bethge, au-delà du temps réglementaire – lui procurent  un grand bonheur.

Ta visite continue de me soutenir sans cesse. Que n’avons-nous pas évoqué et appris l’un de l’autre, pendant ces quatre-vingt-dix minutes. Je te remercie encore d’avoir réussi à obtenir cette autorisation (Résistance et Soumission, Jour de Noël 1943, p. 83).

Combat pour sa vie et la vie des autres

Il mène un combat toujours renouvelé pour préserver sa vie et ne pas compromettre celle des autres, en particulier celle de son beau frère Hans Dohnanyi, arrêté aussi le 5 avril 1943 et gravement malade (Résistance et Soumission 27 juillet 1944, p. 173)

Roeder(12) aurait bien voulu ma tête, au début, maintenant, il doit se contenter d’une accusation parfaitement ridicule, qui lui vaudra peu de gloire (Résistance et Soumission, 29 novembre 1943, p. 74).
Ces jours derniers, j’ai été de nouveau en ville (pour les interrogatoires) une ou deux fois résultat très satisfaisant! Mais comme la question du délai reste sans réponse, je cesse au fond de m’intéresser à mon affaire (Résistance et Soumission, 6 mai 1944, p.126).

Entre résistance et soumission

D’où la prise de position suivante…dont l’issue ne laisse pas de doute : Bonhoeffer ne penchera jamais du côté des lâches.

Je me préoccupe souvent de savoir où est la limite entre la résistance nécessaire contre « le destin » et la soumission. Don Quichotte est le symbole de l’obstination dans la résistance jusqu’à l’absurde, même jusqu’à la folie. Sancho Pança est le représentant de ceux qui s’accommodent adroitement et béatement d’une situation donnée. La foi exige cette attitude souple et vivante. Ce n’est qu’ainsi que nous pouvons supporter et rendre féconde chaque situation qui se présente à nous (Résistance et Soumission, 21 février 1944, p. 101 et 102)

Dans le camp des ennemis

Son cadre de vie illustre ainsi celui qu’il décrit dans De la vie communautaire: Pas la solitude d’un cloître, mais le camp même des ennemis (De la Vie communautaire, p. 122)·
On ne lui accorde ni aumônier (Résistance et Soumission,18 novembre 1943, p. 61), ni culte dans une communauté chrétienne visible; mais il vit ainsi cette situation :

la fraternité chrétienne n’est pas un idéal humain mais une réalité donnée par Dieu ; elle est d’ordre spirituel et non pas psychique … C’est une réalité créée par Dieu à laquelle il nous est permis d’avoir part (De la vie communautaire, p. 21 et 26).

Résistance allemande au nazisme

A suivre

Notes 
(1) Résistance et Soumission, p. 155 : le général von Hase, commandant de la place de Berlin dont dépendait la prison de Tegel. Condamné à mort et exécuté pour sa participation à la conjuration contre Hitler
(12) Conseiller du tribunal militaire, chef de l’instruction du procès

C.Streng

Résistance et soumission – Dietrich Bonhoeffer pasteur sous le régime nazi

Résistance et soumission, lettres et notes de captivité de Bonhoeffer

Résistance et soumission a été publié aux  éditions Labor et Fides en 1963 et rééditée en 2006. L’édition originale allemande Widerstand und Ergebung, date de 1951. Le livre  a été composé par  Eberhardt Bethge,  son ami et biographe, à partir des lettres écrites par Bonhoeffer, à la prison de Tegel à Berlin.

Bonhoeffer, un pasteur allemand, résistant au nazisme

Dietrich Bonhoeffer (4 février 1906-9 avril 1945) est un théologien luthérien allemand et un pasteur de l’Eglise confessante. Cette Eglise refuse tout lien entre christianisme et nazisme.

Dès la prise du pouvoir par Hitler, il prend position contre ce régime politique, à cause des mesures d’exclusion qui interdisent aux Juifs tout emploi dans l’administration.

En 1938, il se joint secrètement au réseau de résistance de l’amiral Wilhelm Canaris, alors chef de service du contre-espionnage de l’armée allemande.  Officiellement agent du contre-espionnage, Bonhoeffer voyage en Suisse et en Suède pour faire connaître aux Alliés l’opposition existante contre Hitler, mais sans succès.

Arrêté en avril 1943, sous prétexte d’avoir voulu échapper au service armé grâce à ses déplacements, Bonhoeffer est emprisonné à Berlin Tegel jusqu’en octobre 1944. Il aurait pu être libéré si son procès avait eu lieu assez tôt.

Après l’échec de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, on découvre dans les archives du contre-espionnage de Canaris des documents secrets s’opposant au régime, avec les noms des participants, dont Canaris et Bonhoeffer.

Il est transféré dans une prison de la Gestapo puis déporté dans divers camps de concentration. Il est exécuté le 9 avril 1945 au camp de Flossenbürg, en Bavière, avec les membres du réseau Canaris

Résistance et soumission sera vu dans une approche thématique à trois axes :

1 souffrances et dignité d’un prisonnier

2. vie en commun limitée mais efficace,

3. réflexions philosophiques et théologiques d’un chrétien lucide sur son temps et les relations de l’homme avec Dieu.

Il fera quelques allusions comparatives à l‘Ethique et à De la Vie communautaire.

Souffrances et dignité d’un prisonnier politique

Emprisonné le 5 avril 1943 à Tegel, Bonhoeffer organise sa vie en cellule. Il essaie de maintenir son équilibre psychique avec un emploi du temps quotidien détaillé dans la lettre du 13 octobre 1943[1]. Il y applique sans doute le modèle et les principes de  la journée du Fidèle de sa  Vie communautaire [2]

Si des chrétiens peuvent vivre dans une communauté déjà visible sur la terre, ce n’est que par anticipation au Royaume à venir.  Les prisonniers, les malades, les isolés de la dispersion, les prédicateurs missionnaires sont seuls. Cependant, ils saisissent par la foi ce qui leur est refusé en tant qu’expérience. .. La vie entre chrétiens est un don du royaume de Dieu qui peut nous être repris chaque jour, et nous pouvons d’un instant à l’autre être précipités dans la solitude la plus totale[3].

Adaptation à la solitude par la méditation et la prière

II s’adapte à sa solitude forcée : En refusant d’être seul, tu rejettes l’appel que le Christ t’a adressé personnellement[4] . Il accepte son sort[5] : Nous n’avons pas d’autre possibilité que d’attendre patiemment et sans nous aigrir, dans l’espoir que tous font ce qu’ils peuvent pour clarifier la situation au plus vite ».[6]

Ainsi, par la méditation quotidienne[7].. .et la prière personnelle[8], le recueillement. . .il  a réussi à faire pénétrer si profondément la parole de Dieu dans le cœur du fidèle, qu’elle peut le soutenir et le fortifier tout le long du jour »[9] : il lit et médite sa Bible, se récite les Cantiques de Paul Gerhardt, un compositeur allemand de cantiques du 17e s[10].

Reconnaissance pour les petits bonheurs

Dès qu’il a le droit d’écrire, il rassure ses parents : Il dispose de sa Bible, rendue au bout de trois jours, de journaux… de livres de la bibliothèque, de papier à lettres[11]. II parle de ses lectures : Stifter dont les personnages sympathiques ont une influence bienfaisante[12] . Il se rappelle avec émotion le passé heureux : soirées d’été, fêtes de famille … [13] ; il exprime sa reconnaissance pour une journée qui… apporte des lettres[14].

C’est une sensation étrange de dépendre absolument . .. du secours des autres. Mais une telle situation vous apprend à être reconnaissant . . . Seule la gratitude enrichit une vie[15]

Difficultés de l’incertitude

Mais son isolement de prisonnier et surtout l’incertitude sur son avenir sont plus pénibles qu’il ne veut l’avouer. Son impatience devant les retards et ajournements de son procès, il l’attribue au désir d’organiser sa vie :

Je préférerais qu’on nous dise d’emblée la durée probable de la détention, J’aurais pu développer mon travail tout autrement et le rendre ainsi plus fécond[16]

mais il le regrette presque aussitôt :

En relisant cette lettre, je constate que le ton en est mécontent. Ce n’était pas mon intention et cela ne correspond pas à la réalité. Autant je désire sortir d’ici, autant je sais qu’aucune de ces journées n ‘est perdue[17] .

Entre la « douche écossaise de l’espoir ; Il semble que ma situation va évoluer, et j’en suis très heureux[18] et,  de la déception due aux atermoiements :

Le fait qu’on veuille me laisser passer Noël ici dépasse mon entendement [19], :

Lorsqu’on vous assure avec précision que votre affaire sera close en juillet 1943, puis en septembre 1943 dernier délai, et que les mois passent sans que rien n ‘arrive, …on tombe finalement, malgré tous les efforts de patience et de compréhension, dans un état où il vaut mieux ne pas écrire des lettres [20].

Il exprime sa gratitude pour l’éducation familiale qui l’a préparé à de telles circonstances. Ce n’est qu’en de tels moments qu’on découvre le prix d’un passé et d’un héritage intérieur qui sont indépendants du changement des temps et des circonstances[21]

Il refuse l’apitoiement, des autres et de lui-même :

Je sens en moi une vive résistance en lisant dans certaines lettres des allusions à ma souffrance. ». On n’a pas le droit de dramatiser les choses. Maints aspects de la vie d’ici sont abominables, bien entendu; mais où n’est-ce pas le cas [22]?.

Nostalgie

Pourtant, le 15 mai 1943[23], la nostalgie contenue s’échappe ;

Tout à coup, la paix et le calme sont ébranlés, – « comme par une irruption de puissances mauvaises » « et le cœur devient cette chose obstinée et abattue qu’on ne peut sonder[24].

Combien lui manque, « dans l’atmosphère glaciale de la captivité, la chaleur qui provient de l’affection d’une femme et d’une famille[25].

Fiancé à Maria von Wedemeyer, juste avant son arrestation, il mentionne ses visites par un M. discret[26].

Mais après s’être excusé auprès de son ami, avec beaucoup de retenue, d’écrire un peu de poésie… le tout …en quelques heures et pas remanié… Je refoulerai éventuellement de tels élans à l’avenir, et je passerai mon temps de façon plus utile »[27], il laisse exploser dans son poème « Le passé »[28], composé après de brèves visites suivies d’une longue séparation[29] les sentiments passionnés qui n’ont jamais pu s’exprimer librement.

Tu t’en allas, bonheur bien aimé et douleur chèrement aimée.
Comment t’appellerai-je ? Détresse, vie, félicité,
Part de moi-même, mon cœur,- mon passé?
La porte se referma.
J’entends tes pas s’éloigner et se perdre lentement.
Que me reste-t-il? De la joie, du tourment, du désir?
Je sais seulement: tu t’en allas – et tout est passé….

Détresse profonde

C’est aussi à l’ami qu’il confie la détresse profonde de sa véritable situation

Malgré tout ce que j’ai pu écrire, c’est horrible ici; …des impressions atroces me poursuivent …  je ne me remets qu’en me récitant d’innombrables strophes de cantiques…et la journée commence par un soupir plutôt que par une louange de Dieu….. J’ai l’impression d’avoir vieilli de plusieurs années sous l’effet de ce que je vois et entends; le monde devient un fardeau que je prends souvent en dégoût[30]

Il la décrit plus précisément dans le rapport des premiers jours de sa détention : une cellule aux couvertures puantes…un morceau de pain jeté à terre… des insultes et des moqueries, ni correspondance, ni visites, ni promenades .. .[31]

A-t-il été tenté par l’idée du suicide ? Il l’évoque peut-être dans la première lettre à Eberhardt Bethge :

J’ai été gardé, pendant ces journées, de toute tentation grave. Acedia – tristitia, (la tristesse amère)  avec ses conséquences menaçantes, m’a souvent tendu un piège.

C’est avec la résolution de la repousser.

Mais dès le début, je me suis dit que je ne ferai ce plaisir ni aux hommes ni au diable; qu’ils s’en chargent eux-mêmes s’ils le désirent; j’espère tenir bon, de ne pas se poser de questions sans réponses, si c’était vraiment pour la cause du Christ. Il est certain que sa mission consiste justement à accepter une situation … ambiguë [32].

Choix assumés

Il n’y fera plus allusion par la suite. Au contraire, il assume totalement ses choix :
La cause pour laquelle je serais condamné est si indiscutable que je ne pourrais  qu’en être fier[33]. Sache que je n’ai jamais regretté un seul instant mon retour en 1939[34] ou quoi que ce soit de tout ce qui est arrivé ensuite. J’ai agi dans une sérénité absolue et en toute bonne foi…. Que je sois arrêté maintenant,.: s’inscrit dans la participation au destin de l’Allemagne[34].

A suivre

[1] Résistance et Soumission, 4 juin 1943, p. 30
[2] De la Vie communautaire, p. 75 s
[3] De la Vie communautaire, p. 13,14
[4] De la Vie communautaire, p. 75
[5] Résistance et Soumission, 5 mai 1943, p. 19
[6] Résistance et Soumission, 14 juin 1943, p. 31
[7] De la Vie communautaire, p. 80 s
[8] De la Vie communautaire, p. 84 s
[9] De la Vie communautaire, p. 88
[10] Résistance et Soumission, 14 avril 1943, p. 17
[11] Résistance et Soumission, p. 17
[12]Résistance et Soumission. 4 juin 1943, p. 30
[13] Résistance et Soumission, 3 juillet 1943, p. 34
[14] Résistance et Soumission, 13 septembre 1943, p. 40
[15] Résistance et Soumission, 13 septembre 1943, p. 40
[16] Resistance et Soumission, 25 septembre 1943, p. 41
[17] Résistance et Soumission, 25 septembre 1943, p. 42
[18] Résistance et Soumission, 22 octobre 1843, p. 44
[19] Résistance et Soumission, 7 décembre 1943, p. 49
[20] Resistance et Soumission, 20 février 1944, p. 51
[21]Résistance et Soumission, 7 décembre 1943, p. 49
[22] Resistance et Soumission, 3 mars 1944, p. 109
[23] Jour du mariage de son ami et futur biographe Eberhard Bethge avec sa nièce Renate Schleicher
[24]Résistance et Soumission, 15 mai 1943, p. 21
[25]Résistance et Soumission, 14 juin 1943, p. 32.
[26] Résistance et Soumission, 5 mai 1943, p. 19, 25 décembre 1943, p.30,4 février 1944, p. 96
[27] Ibid.
[28 ] Résistance et Soumission, p, 190 s
[29] Résistance et Soumission, 5 juin 1944, p. 143
[30] Résistance et Soumission, 15 décembre 1943, p. 78
[31] Résistance et Soumission, Récits de captivité, p. 54
[32] Résistance et Soumission 18 novembre 1943, p. 61
[33] Ibid., p. 63
[34] De New York où il n’est resté que quinze jours en juin 1939, préférant partager le sort de ses compatriotes
[35] Résistance et Soumission, 22 décembre 1943, p. 86

C. Streng